Apple condamnée en France : douze ans après, la justice sanctionne des pratiques commerciales jugées abusives avec les opérateurs Bouygues Telecom, Free et SFR

Douze ans après les faits, le couperet est tombé. Apple a été condamnée en France à payer près de 50 millions d’euros pour avoir imposé des conditions jugées « déséquilibrées » à trois opérateurs télécoms français Bouygues Telecom, Free et SFR, lors de la commercialisation des iPhone 5s et 5c. Une décision du tribunal des activités économiques de Paris, rendue le 10 octobre dernier, qui conclut plus d’une décennie de procédure.
Des contrats sous haute tension dès 2013
L’affaire remonte à 2013. À l’époque, Apple s’apprête à lancer les iPhone 5s et 5c, promis à un immense succès. Le marché français, très porteur, attire toutes les convoitises, et les opérateurs veulent évidemment pouvoir proposer le nouveau smartphone vedette à leurs clients. Mais pour décrocher ce privilège, les conditions imposées par Cupertino sont draconiennes.
C’est ce que découvrira la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), saisie cette année-là par le ministère de l’Économie, alors dirigé par Pierre Moscovici. L’administration soupçonne déjà Apple d’abuser de sa position dominante dans les négociations commerciales avec les opérateurs français.
Publicités payées, prix encadrés et volumes imposés
Les contrats étudiés par la DGCCRF mettront en lumière un déséquilibre manifeste entre les obligations imposées aux distributeurs et celles consenties par Apple.
Les opérateurs étaient notamment contraints de financer les campagnes publicitaires des iPhone à hauteur de plusieurs millions d’euros par an sans pour autant contrôler le contenu des spots, décidés unilatéralement par la marque à la pomme. Le logo de l’opérateur, lui, n’apparaissait souvent qu’à la toute fin.
Par ailleurs, les opérateurs devaient s’engager à acheter un volume minimal d’appareils, sous peine de sanction contractuelle : plus de 5 millions d’iPhone sur trois ans pour Orange, 4 millions pour SFR et 350 000 pour Free. Les prix de vente étaient eux aussi strictement encadrés par Apple, limitant la marge de manœuvre commerciale des opérateurs.
Enfin, Apple bénéficiait d’un droit de regard exclusif sur la manière dont ses produits et marques étaient utilisés dans les campagnes marketing, tout en pouvant exploiter gratuitement certains brevets d’opérateurs, sans réciprocité.
Autant de clauses que le tribunal a jugées abusives, révélatrices d’une « véritable soumission de l’opérateur », selon les termes de la décision.
Une condamnation exemplaire : près de 50 millions d’euros
Douze ans après le lancement de la procédure, le tribunal des activités économiques a donc rendu son jugement. Apple est condamnée à verser :
- 8 millions d’euros d’amende,
- près d’un million d’euros de frais de procédure,
- et près de 39 millions d’euros d’indemnisations à trois opérateurs français.
Dans le détail : 16 millions d’euros pour Bouygues Telecom, 15 millions pour Free, et 7,7 millions pour SFR.
Le cas d’Orange fait exception. L’opérateur historique, qui réclamait pourtant plus de 100 millions d’euros, a été débouté : le tribunal a estimé qu’il avait lui-même « concouru au préjudice qu’il allègue », en signant et renouvelant ces contrats sans les contester.
Le jugement prévoit en outre l’annulation des clauses litigieuses, jugées contraires au code du commerce français.
Apple conteste et fait appel
Sans surprise, Apple ne compte pas en rester là. Contactée par l’AFP, la firme californienne a confirmé son intention de faire appel, dénonçant une décision « injustifiée » concernant « une affaire vieille de plus de dix ans ».
Cependant, le jugement est assorti d’une exécution provisoire, ce qui signifie que les condamnations financières devront être appliquées sans attendre l’issue de l’appel.
Une procédure interminable, à l’image de la stratégie d’Apple
Si l’affaire s’est éternisée, c’est aussi en raison de la stratégie procédurale d’Apple, qui a multiplié les recours et exceptions de procédure. Le groupe a même tenté, un temps, de faire transférer le dossier vers un tribunal britannique, retardant d’autant le rendu final.
Cette tactique, souvent observée dans les contentieux commerciaux impliquant le géant américain, permet de gagner du temps tout en maintenant ses conditions contractuelles. Selon plusieurs observateurs, certaines des clauses incriminées en 2013 seraient d’ailleurs encore en vigueur aujourd’hui, dans une forme adaptée.
Une nouvelle illustration du rapport de force entre Apple et ses partenaires
Cette condamnation, même si elle reste modeste à l’échelle d’Apple, s’inscrit dans une série de contentieux européens pointant la domination économique du groupe dans ses relations commerciales. En France comme ailleurs, la marque à la pomme est régulièrement accusée de profiter de son statut incontournable que ce soit face aux développeurs d’applications, aux fabricants d’accessoires, ou ici aux opérateurs télécoms pour imposer ses conditions.
En 2020 déjà, Apple avait écopé d’une amende record de 1,1 milliard d’euros infligée par l’Autorité de la concurrence pour des pratiques anticoncurrentielles dans son réseau de distribution.
Un symbole plus qu’un coup dur financier
Les 48 millions d’euros que devra verser Apple représentent une somme symbolique à l’échelle du géant, dont les revenus trimestriels dépassent les 80 milliards de dollars. Mais l’enjeu dépasse largement la question financière : c’est le modèle même des relations commerciales d’Apple qui est pointé du doigt, et la justice française envoie un signal clair à l’ensemble du secteur.
Car, derrière l’affaire, c’est toute la question de l’équilibre entre marques mondiales et partenaires locaux qui refait surface. Et si la firme de Cupertino s’estime dans son droit, la décision du tribunal rappelle que même les géants de la tech ne sont pas au-dessus des lois.
Un dossier qui n’a pas encore livré son dernier mot
Douze ans après son ouverture, le feuilleton judiciaire autour d’Apple et des opérateurs français n’est donc pas encore clos. L’appel promis par le groupe américain pourrait prolonger la procédure de plusieurs années supplémentaires.
En attendant, Bouygues Telecom, Free et SFR obtiennent une victoire symbolique face à un partenaire longtemps jugé intouchable. Et pour Apple, cette condamnation vient ajouter un nouveau chapitre à la longue liste de ses démêlés judiciaires en Europe.
